- Commençons par le commencement : comment êtes-vous arrivée à devenir une philosophe d’une si grande renommée ? Pouvez-vous nous parler brièvement de votre parcours, personnel et académique ? Et, qui est la personne qui a eu le plus d’influence sur vous ?
J’ai souhaité faire de la philosophie quand j’ai compris, dès la classe de philosophie (une originalité vraiment magique du cursus français), que se demander si Dieu existe ou ce qu’est la liberté pouvait être un métier. Pour autant, je n’ai jamais pensé la philosophie comme séparée de la poésie, de la littérature, de la rhétorique, ni des arts et des sciences. Je l’ai toujours ressentie et pratiquée comme de la « philosophie-et ». C’est peut-être pour cette raison que je n’ai pas un cursus classique. En France, pour enseigner la philosophie dans de bonnes conditions, il est préférable d’être normalien et agrégé de philosophie. Je ne suis ni l’un ni l’autre, faute d’avoir été reçue à ces concours, pas faute d’avoir essayé. C’est pourquoi j’ai pris des chemins de traverse, qui m’ont beaucoup apporté. J’ai été par exemple pédagogue d’adolescents psychotiques dans un hôpital de jour pendant quelques années, et cela m’a passionnée. Ou encore j’ai enseigné la culture générale à des postiers qui préparaient l’entrée à l’Ecole Nationale d’Administration. 1968 a été une ouverture absolue pour la toute jeune étudiante que j’étais. Suivie en 1969 d’un moment essentiel : le Séminaire du Thor, avec Heidegger et chez René Char. J’ai soutenu un doctorat, en philosophie grecque, et j’ai fini par être recrutée au Centre National de la Recherche Scientifique. Les choses sont alors devenues très faciles. J’ai beaucoup voyagé, publié, fait des séminaires et des conférences dans le monde entier, ou presque, et c’était à chaque fois passionnant de découvrir d’autres cultures et d’autres mondes.
Le poète René Char est sans doute l’homme qui a eu le plus d’influence pour moi. Mais la première question philosophique que je me suis posée à moi-même concerne Heidegger, grand philosophe et pourtant nazi. C’était : « Peut-on être autrement présocratique ? ». Peut-on ne pas faire de Parménide, de la Grèce et de la langue grecque, une aurore absolue, qui relègue tout le reste dans la barbarie – tout sauf la langue allemande, encore plus grecque que la grecque, elle aussi « authentique », c’est-à-dire « enracinée dans une race et dans un peuple » ? C’est ma thèse sur le Traité du non-être du sophiste Gorgias, un thème proposé par Pierre Aubenque, qui m’a aidée à répondre autrement que Heidegger. Et c’est le grand helléniste Jean Bollack qui m’a aidée à travailler les textes grecs en ce sens.
- Il y a un événement arabo-musulman que vous citez le plus souvent : c’est la fondation par le calife abbasside al-Ma’moûn de Bayt al-Hikma « La maison de la sagesse ». C’était à Bagdad dans l’Iraq actuel. Que représente pour vous cette institution et pourquoi vous la prenez souvent en exemple dans vos conférences ?
Nous avons fondé une association avec Danièle Wozny qui s’appelle « Maisons de la sagesse-Traduire ». Le modèle des Bayt al-Hikma nous intéresse parce qu’il est fondé sur le passage entre les langues et les cultures, mais aussi entre les disciplines, les arts, les techniques, les sciences, la philosophie, et entre les générations. De savants, des praticiens, des amateurs, attentifs les uns aux autres et pour lesquels il n’existe pas de barbares. Bref, un modèle fondé sur le savoir-faire avec les différences qu’est la traduction.
- Vous répétez souvent que la traduction est un besoin et une nécessité. Pour qui ? Le serait-elle pour celui à qui on traduit ?
C’est une nécessité pour tous, si l’on veut que le monde soit à fois complexe et partagé. Loin d’une communication globale, via le seul Global English par exemple, il faut je crois que les langues, qui sont autant de visions du monde, soient vivaces et présentes.
- D’ailleurs, vous avez fait de la traduction l’objet principal de plusieurs de vos ouvrages. Comment êtes-vous venue à considérer la traduction comme étant un sujet philosophique de premier ordre ?
A partir de la définition que j’en donne : un savoir-faire avec les différences, on comprend que ce soit un bon paradigme en politique. Je dirais même que c’est de lui que nous avons aujourd’hui le plus grand besoin !
On comprend aussi que ce soit, plus généralement, le meilleur des paradigmes pour l’ensemble des sciences humaines, car il interdit que l’on puisse se croire propriétaire de l’universel — croyance qui me semble à la base de bien des colonisations et de bien des fondamentalismes. J’aime beaucoup la phrase de Umberto Eco, pour qui « la langue de l’Europe, c’est la traduction ». Peut-être serait-ce même la langue du monde.
- Nous sommes d’accord que la traduction est utile – un besoin, comme vous dites – pour la langue et la culture vers lesquelles on traduit, et à plusieurs niveaux. Qu’en est-il de la langue et la culture de départ ? Et, qu’en est-il de l’auteur qu’on traduit ? Selon mon expérience, les auteurs que j’ai traduits étaient toujours très intéressés par mon travail et très enthousiastes. Vous-même, vous avez maintes fois exprimé votre joie d’être traduite, n’est-ce pas ? Comment expliquer cela ? S’agit-il d’égocentrisme ? Ou plutôt de la conscience chez l’auteur traduit de l’universalité de sa pensée et par conséquent de la nécessité de la propager dans les autres cultures que la sienne ?
Pour ma part en tout cas, ce qui m’intéresse le plus, outre le fait d’être rendue intelligible et accessible à d’autres publics, c’est la différence entre l’original et la traduction, donc la compréhension de ce qui fait obstacle à la traduction, et les transformations que le texte ou l’œuvre subit. Borges disait : « L’original essaie de ressembler à la traduction » ! Quand on est traduit, on apprend beaucoup de choses sur son propre texte, et précisément en échangeant avec son traducteur. Je ne crois pas du tout à l’universalité de ma pensée, ni de la pensée en général, je m’intéresse plutôt aux mises en relation, et aux différentes manières de relier les mots et les choses. Je ne cherche pas à propager, mais à comprendre et à comparer.
- Dans une de vos conférences, vous dites que la parole pourrait faire le monde, ou plutôt qu’elle le fait réellement. Que voulez-vous dire exactement ? Et quelles sont les fonctions du « parler » pour vous ? Votre conception de la parole s’applique-t-elle aussi à la parole traduite ? Pourquoi ?
La grande tradition grecque privilégie deux dimensions de la parole. La première, c’est « parler de », dire quelque chose de quelque chose, en des énoncés qui visent la vérité, l’adéquation entre ce qui est dit et ce qui est. Toute la philosophie est logée là. La seconde, c’est « parler à », elle vise non pas à dévoiler la vérité, mais à convaincre et à persuader. Toute la rhétorique, l’art oratoire, est logé là. Or il existe une troisième dimension, différente de ces deux-là, que j’appelle, après le philosophe anglais John L. Austin, la dimension « performative ». Elle ne vise ni la vérité ni la persuasion, mais quelque chose comme l’effet, l’effectivité, l’efficacité. Austin, dans How to do things with words, propose des exemples minuscules, comme celui du juge qui dit « La séance est ouverte » et l’ouvre effectivement de ce seul fait. Les paroles sacramentaires de la religion ou les stipulations de la loi sont très souvent de cet ordre : « Je te baptise », « Je t’absous », « Je vous déclare unis par les liens du mariage ». Mais cette dimension n’a rien de vraiment neuf, et je la trouve mise en œuvre avec ces présocratiques si mal vus par les philosophes que sont les sophistes. Ainsi Gorgias produit avec son Eloge d’Hélène une nouvelle Hélène, innocente … L’Etre ne préexiste pas au discours, qui devrait s’en faire le « berger fidèle » selon l’expression de Heidegger, mais c’est bien plutôt un effet du dire et, en particulier, du Poème de Parménide. On touche à l’efficacité propre du discours : faire être ce qui est dit. Yes we can … On voit à quel point la politique et la religion affleurent ici, pour le meilleur et pour le pire.
- Vous dites dans un débat télévisé que l’homme est à la fois parole, lumière et mort. Pouvez-vous nous expliquer cela ? Quel est le rapport entre ces trois « constituants » de l’homme ?
C’est très grec, et dépendant de la langue grecque. La manière de désigner l’homme, dans les poèmes homériques par exemple, est phôs, qu’on traduit par « mortel ». C’est un terme de même racine que phêmi, « dire, parler », sur l’onomatopée du souffle en indo-européen *bha . Mais phôs, accentué autrement (les accents sont tardifs et ont souvent pour fonction de désambiguer), signifie la « lumière », sur phainô, « paraître, apparaître, briller », qui donne « phénomène ». L’homme est un mortel doué de langage à qui la lumière est essentielle, pour vivre et pour voir le monde des vivants -l’enfer sombre est peuplé d’ombres. Voir la lumière et parler à quelqu’un, c’est pour moi une bonne définition du bonheur …
- Dans votre ouvrage Les Intraduisibles, vous écrivez en français et traduisez pourtant les mots étrangers que vous dites intraduisibles. Vous dites en français ce que certains mots étrangers disent… et que vous considérez non traduisibles. Cet ouvrage est lui-même traduit en plusieurs langues, dont l’arabe. S’agit-il d’un paradoxe ? Ou il s’agit de deux ou plusieurs registres (ou niveaux) de parole, d’un texte à l’autre ? Pouvez-vous nous expliquer votre conception de l’Intraduisible ?
Les « intraduisibles » sont des symptômes de la différence des langues. Je les définis, non pas comme ce qu’on ne traduit pas, mais comme ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. Le dictionnaire des intraduisibles réunit un certain nombre des difficultés qui arrêtent régulièrement notre compréhension des textes dans le domaine, pris au sens large, de la philosophie et des langues européennes. Ainsi « Bonjour », Khaire (« Réjouis-toi, jouis ») en grec ancien, Vale (« porte-toi bien ») en latin, Salam en arabe, Chalom en hébreu (« La paix soit avec toi ») ouvrent différemment le monde. Mais la différence entre aimer en français, qu’il faut rendre tantôt par love, tantôt par like en anglais, ou la difficulté de transposer le célèbre terme hégelien Aufhebung, sont instructives. Je ne cherche pas dans ce dictionnaire la bonne traduction, je cherche à comprendre et à expliciter la difficulté de bien traduire. Le français, ma langue maternelle, sert de « métalangue » pour ce faire, mais il est clair qu’on peut changer de métalangue, et « traduire » le dictionnaire des intraduisibles.
Pourtant, vous avez raison, les choses ne sont pas si simples. Car la langue est politique, et ce dictionnaire est tout autant politique que philosophique. Mon intention en le faisant était de lutter contre deux tendances possibles de l’Europe : d’une part, le passage au Globish, Global English, qui relègue les langues européennes de culture, comme le français, mais aussi le bel et bon anglais, au statut de simples dialectes à parler chez soi. D’autre part, ce que j’appelle le « nationalisme ontologique », à la manière de Heidegger ou, déjà, de Rivarol, qui impose une hiérarchie des langues selon leur proximité à la langue, la « langue de l’être », la « langue naturelle », enracinée dans un peuple et même dans une race. La traduction américaine du Dictionnaire quant à elle n’a pas ce souci-là, mais son intention est d’élargir le spectre de la philosophie analytique dominante, de lui servir de contrepoint. La traduction ukrainienne explore la différence avec le russe, et la traduction en russe a d’ailleurs été proposée par la même maison d’édition. La traduction en portugais faite au Brésil, celle en espagnol faite au Mexique, travaillent les transformations de la langue-mère quand elle cannibalise les langues premières des pays conquis. La traduction arabe, partielle pour l’instant, s’est focalisée sur la terminologie juridique au sens large comprenant le droit et l’éthique, pour contribuer à en « élargir le logiciel », pour reprendre les mots d’Ali Benmakhlouf. La traduction du dictionnaire des intraduisibles est donc à chaque fois une réinvention, elle introduit une autre perspective, de nouvelles entrées, en abandonne d’autres, adapte de nouveaux exemples textuels, grammaticaux, syntaxiques. Le dictionnaire n’est pas une œuvre close, un ergon pour parler comme Aristote, mais une energeia, une énergie, un geste, comme dit aussi Humboldt.
- J’ai toujours affirmé que la traduction n’est qu’un maillon dans une chaîne, une étape dans un long processus qui commence avec l’auteur et ne finit guère avec le lecteur (du texte traduit). Pensez-vous qu’un texte traduit qui n’est pas « pris en charge »[1] par la culture réceptrice reste toujours et malgré tout utile et performant pour elle ?
En effet, la traduction n’est qu’un maillon dans la longue chaîne ouverte, et parfois imprévisible, qu’est la transmission Je n’imagine pas par exemple les effets que pourra produire la traduction du dictionnaire en cours en wolof. La proximité entre « traduire » et « interpréter » est inscrite dans la terminologie arabe, et l’invention traductrice fait partie de la culture et de la philosophie. Mais je veux croire qu’un texte traduit qui n’est pas « pris en charge » peut attendre : il est là, il est très important qu’il soit là et on ne sait ce qu’il en adviendra.
- Vous savez sans doute qu’au Moyen-Âge les philosophes arabes avaient une renommée universelle dans le monde connu à l’époque ; ils ont alors constitué un vocabulaire (une terminologie) spécifiquement arabe ; ce vocabulaire a été transmis au latin médiéval puis à plusieurs langues européennes. Mais, aujourd’hui, les philosophes arabes, pour la plupart, utilisent dans leur langue maternelle un autre vocabulaire, issu de leurs lectures anglaises ou françaises. Est-ce que cet état est sain ? Peut-on dire que cela est dû au fait que les nouveaux concepts exigent de nouveaux mots ? La philosophie est-elle si intimement liée aux mots et à la langue (à une langue particulière) ?
La langue arabe a été une langue essentielle de traduction-transmission, qui a préservé-transmis-transformé une bonne part de la philosophie, en particulier grecque. Mais c’est évidemment aussi et surtout une langue avec ses ressources propres et ses philosophèmes, et je regrette beaucoup que nous n’ayons pas pu les étudier pour eux-mêmes dans ce qui s’intitule Vocabulaire européen des philosophies, dictionnaire des intraduisibles. C’est pourquoi la traduction-réinvention du dictionnaire en arabe se présente comme une aventure nouvelle et remarquable.
Je crois au lien entre langue et pensée, entre langue et « vision du monde » pour parler comme les romantiques allemands. Je pense qu’il est très important de travailler dans sa langue, mais cela veut dire aussi et peut-être d’abord entre les langues. Car si on ne parle qu’une seule langue, on ne sait même pas que c’est une langue que l’on parle. « Plus d’une langue » est la devise que j’ai choisi d’inscrire sur mon épée d’académicienne. Les entrées du dictionnaire des intraduisibles ne sont pas des concepts, mais des mots, des mots en langue. Comme Humboldt, je n’ai jamais rencontré des concepts, mais seulement des mots : l’universel est toujours l’universel de quelqu’un, et l’anglais comme le français ne proposent pas des concepts mais des mots. On peut trouver ces mots venus d’ailleurs intéressants, les utiliser, leur chercher des équivalents, s’en servir comme des lanceurs d’alerte, les intégrer ou les réinventer dans sa propre langue, tirer du fonds historique de sa langue des équivalents qui en différent, poursuivre l’invention et travailler ainsi cet encombrant problème du « génie » des langues. Un philosophe arabe parlant arabe utilisera des mots anglais, mais sans doute pas comme un philosophe anglais. L’Académie française préside une commission de terminologie, qui cherche les meilleurs équivalents aux nouveaux mots, surtout anglais à vrai dire, utilisés en français. Mais une langue, comme le dictionnaire des intraduisibles, n’est pas une œuvre close : c’est une énergie qui ne cesse d’assimiler de nouveaux mots venus d’ailleurs, et qui donne aussi certains des siens aux autres langues c’est absolument et réciproquement vrai entre l’arabe et le français par exemple. Un peuple n’est pas davantage une identité figée : évoluer fait partie de sa vitalité. Ce que je trouverais vraiment grave, c’est qu’un philosophe arabe ne fasse plus de la philosophie qu’en anglais – comme une certaine ministre l’avait demandé aux chercheurs du CNRS pour faire monter l’établissement dans le classement de Shanghai —, et que la langue arabe devienne alors caduque pour des pans entiers de son usage.
- Parmi les philosophes arabes, anciens et contemporains, que vous connaissez lesquels retiennent spécifiquement votre attention ? Et pourquoi ?
Je ne parle pas l’arabe, et c’est l’un de mes grands regrets. A vrai dire, je voudrais pouvoir comprendre au moins un peu l’arabe, l’hébreu et le chinois… Ma connaissance de la philosophie arabe est donc toute de deuxième main, et radicalement insuffisante. Je connais -un peu- les philosophes arabes comme Averroès ou Al Fârâbî qui ont transmis et traduit-réinventé les philosophes grecs. Et un peu certains philosophes arabes modernes comme Mohammed Arkoun, que m’ont fait connaître des amis philosophes comme feu Abdelwahab Meddeb, Ali Benmakhlouf ou Souleymane Bachir Diagne qui travaillent sur un islam ouvert. Bref, j’ai tout à apprendre. Et je m’y attelle puisque j’ai mis en branle un grand chantier sur « les intraduisibles des trois monothéismes »…
- A l’époque de la mondialisation et de l’informatisation globale, y a -t-il un avenir pour la philosophie en général ? et pour la philosophie française, plus spécifiquement ? Si oui, ce que nous espérons, dans quelle direction la pensée philosophique se dirige-t-elle actuellement, en France et dans le monde ?
Je ne sais pas répondre à cette question. Si la philosophie est l’exercice du jugement, instruit par une histoire ouverte, je ne vois pas pourquoi elle n’aurait soudain plus sa place dans un monde habitable. Comme pour tout, il faut à la fois poursuivre et inventer. Je pense personnellement qu’on peut se servir de la mondialisation et de l’informatisation comme d’alliés, ou au moins essayer.
En ce qui concerne la traduction par exemple, je suis en train de mettre sur pied un programme de recherche lié à la traduction qu’on appelle « neuronale », au e-learning. Il est possible de nourrir les ordinateurs, qui ramassent tout ce qu’ils trouvent sur le net, majoritairement en Globish, avec des aliments un peu plus complexes et choisis, liés aux corpus des intraduisibles et des traductions qui réfléchissent sur leurs difficultés, comme par exemple le très gros corpus Eurlex lié notamment au corpus des jurislinguistes de la Cour de Justice Européenne de Luxembourg. J’aimerais créer un wiki des intraduisibles qui rendrait la « traduction automatique » moins sommaire et se servirait de ses difficultés avérées, de ses biais repérables, comme de lanceurs d’alerte.
D’un point de vue plus strictement « philosophique », la French Theory me paraît être un excellent contrepoint ou contrepoids à la philosophie analytique parfois expéditive, universalisante et sommaire dans son approche des langues et des différences. Je pense que l’intérêt pour les différences de langues, de cultures, de traditions philosophiques, est une saine perspective, à condition de savoir la remettre sur le métier et la réinterroger sans cesse à nouveau. Bref, il faut travailler ensemble.
- Vous avez été responsable à l’Unesco d’un réseau des femmes philosophes et de la Revue des femmes-philosophes. La philosophie est-elle si différente selon le sexe du philosophe ? Et la pensée, en général, serait-elle tributaire du sexe de celui qui l’engendre et l’énonce ? Ou peut-être du sexe de celui ou celle à qui elle s’adresse ?
La philosophie définie comme amour de la sagesse ne doit en principe rien au sexe. Mais en fait, il se trouve qu’à partir de son « invention grecque », elle n’a laissé pratiquement aucune place aux femmes. Traditionnellement, aux hommes la philosophie, aux femmes la littérature. Et quand la philosophie contemporaine leur donne une place, c’est le plus souvent celle de troubler et de relancer la philosophie traditionnelle, celle de tous c’est-à-dire des hommes : faire des histoires et mettre des bâtons dans les roues, mais pour mieux la faire avancer, pas pour la transformer. Pourtant, je crois qu’aujourd’hui, la conscience du sexe, ou plutôt du genre (sex blind and gender aware, disent les Américaines), change un peu la donne, pour celles et ceux qui écrivent comme celles et ceux qui entendent. Peut-être les femmes, pour autant que ce pluriel générique puisse faire sens, ont-elles moins immédiatement un désir de maîtrise –« maîtresse et possesseuse de la nature », bizarre au féminin ? Le réseau et la Revue des femmes-philosophes de l’Unesco me paraissent d’autant plus nécessaires que la situation des femmes dans le monde est très inégale : ce n’est pas la même chose, et cela moins que jamais, d’être une femme afghane et une femme française. Le réseau n’est pas une solution, mais si nous parvenions à le faire vivre, ce serait une mise en lumière, une aide à la prise de conscience collective.
- Enfin, pouvez-vous nous dire sur quels thèmes vous travaillez actuellement et quels sont vos projets futurs ? Sur quels ouvrages vous travaillez aujourd’hui et lequel sortira bientôt ?
J’ai évoqué tout à l’heure la suite du Dictionnaire des intraduisibles en philosophie que serait le Dictionnaire des intraduisibles des trois monothéismes, ou religions abrahamiques. Comment dit-on « Dieu », « l’autre », « croire » dans la Torah, la Bible et le Coran ? Pourquoi Vendredi, Samedi, Dimanche ? Quels sont les mots, les hapax, les équivoques, les tournures, les réseaux de sens les plus marquants dans chacun des corpus ? Et comment les trois livres se pensent-ils eux-mêmes par rapport à leur(s) langue (s) de révélation, de transmission, de traduction éventuelle ? C’est un immense chantier qui s’ouvre là. Si nous avons mis une quinzaine d’années à 150 collaborateurs pour faire le premier Dictionnaire, je n’ose imaginer combien de temps nous prendra celui-là, mais je compte sur des résultats déjà significatifs et publiables dans cinq ans.
Ce qui va paraître de moi à la rentrée d’octobre, c’est un ouvrage intitulé « Ce que peuvent les mots. Philosophistiser » (un néologisme inventé par Novalis), dans la Collection Bouquins. J’y reprends un certain nombre de textes, souvent introuvables ou qui ont servi de matrices à de plus gros ouvrages, rédigés entre 1977 et 2022, dont je m’aperçois qu’ils forment véritablement un tout articulé entre poésie, philosophie et philologie.
Mi-octobre s’achèvera l’exposition dont je suis commissaire à la Vieille Charité de Marseille sur « Les Objets migrateurs », et j’espère avoir bien vite l’occasion de faire encore passer des idées en objets. C’est une autre manière d’écrire pour tous, que je trouve passionnante. Je suis également co-commissaire de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, et j’achève en ce moment-même le catalogue du parcours permanent. Je veux dire par là le parcours de ce qui sera l’exposition permanente sur la langue française au château de Villers Cotterêts, dont les deux principes sont : – la langue est chose politique et – aucune langue n’existe sans le concert des autres.
Mais au quotidien, je travaille au sein de l’association Maisons de la sagesse-Traduire. Nous venons d’achever quatre glossaires bilingues de l’administration française, dont un en arabe /français que nous présenterons notamment à l’Institut du Monde arabe à Paris en décembre prochain. Ils ne se contentent pas de traduire, mais ils explicitent les difficultés de compréhension entre ceux qui accueillent et ceux qui sont accueillis au moyen de « piqûres de culture » réciproques, et nous avons besoin de financement. J’en cherche…
[1] Je veux dire par là : assimiler, développer, réécrire, commenter, réfuter, etc. comme ont fait les anciens philosophes arabes de la philosophie grecque.