An exclusive interview with the philosopher Alain Badiou for Mana platform.
1-At the outset, I am pleased to convey to you the greetings of millions of your readers in our Arab world. Let me first ask you about your relationship with the Arab world; Morocco, your visit to Palestine, and your defense of the Arab liberation movements. In one way or another you belong to us, I want to ask you what does the Arab world represent to you?
AB. Le monde arabe a été pour moi toujours très important : je suis largement devenu ce que je suis (un internationaliste convaincu, et un ennemi décidé de toutes les formes de l’impérialisme occidental) à cause de mon engagement, dès ma jeunesse (18 ans), contre la guerre d’Algérie. Il y a eu aussi l’exemple de mon père, Raymond Badiou. Il était dans les années trente professeur de mathématiques au Maroc. Il a eu Ben Barka, le futur grand politique internationaliste, comme élève – un excellent mathématicien, m’a dit mon père–, et Ben Barka, lui-même très jeune, a fait comprendre à mon père ce que c’était que l’oppression coloniale. La conséquence a été que, dès la mise en place, en 1940, du régime fasciste et collaborateur de Pétain, mon père a été expulsé du Maroc par l’autorité coloniale, et envoyé de force dans la ville de Toulouse. Je suis donc lié aux peuples arabes depuis ma petite enfance ! J’ai écrit et fait jouer, entre 1994 et 1996, quatre pièces de théâtre dont le héros est un nommé Ahmed, un ouvrier d’origine algérienne installé en France, un « immigré » arabe, en somme, que moi j’appelle un prolétaire nomade.
2-Tell me about growing up, the philosophers who inspire you, Marx, Lacan, Deleuze and Foucault. Your interest is very wide and you are closer to a holistic thinker. You wrote about politics, cinema, epistemology, ontology, psychology, love and truth. How did all these interests come about and which one is closer to you?
AB. J’ai eu la chance de grandir dans une époque où la philosophie était très active en France. Mes premiers maîtres ont été les existentialistes inspirés par la phénoménologie allemande, principalement Sartre. Ensuite, j’ai lu et pratiqué tout le courant structuraliste, avec Althusser (version marxiste) ou Levi-Strauss (version anthropologique), ou encore Lacan (version psychanalytique). Je me suis doté d’une vaste culture mathématique, sous l’influence de Desanti, mais aussi, par un grand saut historique, de Platon. De tout cela, ont résulté, à partir des années quatre vingt , mes grands livres synthétiques : « Théorie du Sujet » (1982), « L’être et l’événement » (1988), « Logiques des mondes » (2006) « L’immanence des vérités » (2018). Mais de même que mon maître Sartre, j’ai « doublé » ce monument philosophique par de très nombreux essais politiques, anthropologiques, esthétiques, ou portant sur les sciences, par des romans (trois : Almagestes (1964), Portulans (1967), et Calme Bloc Ici-bas (1997)). J’ai aussi écrit sept pièces de théâtre. Le résultat est que j’ai publié, dans ma vie il faut dire déjà longue, plus de cent livres. Internationaliste convaincu, je dois dire que je suis fier, comme un enfant, d’avoir été traduit dans 34 langues!
3-Let me repeat to you the question that you asked Michel Foucault in your famous interview with him in 1965, what is psychology? What role it can play in our time?
AB. Je ne crois pas que la psychologie, en tant que discipline académique et que fausse science, soit pour la philosophie une discipline importante. Naturellement, je mets à part les œuvres fondamentales de Freud et de Lacan. Pour le reste, je préfère parler d’une « théorie du sujet », en tant que branche particulière de la philosophie.
4-Your father was a mathematician and a follower of your work could easily notice your fascination with mathematics. Do you see that your work achieved the purpose of this fascination in bringing together the world of mathematics and the world of philosophy?
AB. Je pense que les mathématiques sont, depuis les Grecs anciens, une condition fondamentale de la philosophie. Platon, Descartes, Leibniz, Husserl, pour ne citer que les plus grands, avaient une très forte culture mathématique, voire étaient des mathématiciens créateurs. Spinoza et Kant sont d’accord pour affirmer que sans les mathématiques, la pensée humaine n’aurait pas pris le tour philosophique qui est le sien. Mon usage des mathématiques s’inscrit donc dans une longue tradition, et n’a rien d’exceptionnel. Evidemment, les mathématiques dont je me sers sont celles de mon temps, à un niveau en quelque sorte fondateur : la théorie des ensembles, et la théorie des catégories. En ce sens, il est vrai que j’essaie de mettre la création philosophique à la hauteur de la création mathématique. Ce qui demande un sérieux travail!
5-In your work you always search for relationships; mathematics and philosophy, theater and philosophy, cinema and philosophy. Do you see that discovering relationships creates a new state of thought, perhaps new problems?
AB. Oui, et ce pour une raison essentielle : je pense que la philosophie est sous la condition de quatre domaines de la création ou de l’action humaines : L’art, la science, la politique et l’amour. Pour des raisons théoriques, je nomme ces quatre domaines des « procédures de vérité ». A chaque fois que je parle de cinéma, de théâtre, de mathématiques, de communisme, de relation amoureuse, je parle en fait du rapport entre la philosophie et une de ses conditions, dans l’espace du temps présent. Mais je parle aussi de relations entre les conditions : entre le cinéma et la politique, ou l’amour et le théâtre par exemple. J’attends en effet que ces rapports posent de nouveaux problèmes, et transforment ma pensée.
6-Philosophy, according to Deleuze, is a creativity of concepts, and according to you is a creativity of problems. In your joint book with Zizek, you mentioned that “the philosophy is not a reflection of anything”. Could you please clarify this idea in more detail?
AB. La philosophie n’a pas d’objet propre, dont elle serait la connaissance ou la science. Elle n’est pas la conscience, ou la pensée, d’un objet défini. Elle cherche seulement à inventer un espace de problèmes où peuvent se disposer, à titre d’exemples contemporains, les quatre procédures de vérité, avec ce qu’elles ont créé dans leur domaine particulier. Je cherche à organiser des concepts tels qu’ils peuvent servir à situer et à clarifier ce qui est inventé, en fait de vérités, par – ce ne sont que des exemples…– le cinéma de Godard, ou la théorie de l’infini du mathématicien Woodin, ou le rapport moderne entre la sexualité et l’amour, ou les avatars négatifs du communisme. J’espère que peut ainsi s’éclaircir ce que ces procédures de vérité ont en commun, et donc ce qui caractérise les vérités de notre temps.
7-Your book Éloge de l’amour was truly amazing, and it appears to be a kind of struggle against the tyranny of material life and capitalist savagery, while at the same time emphasizing the value of difference. To what extent can this experience of love be generalized as a kind of challenge to consumer values or is it just a kind of individual salvation? Is not thinking about love now a form of romance that is out of date in our liquid age?
AB. L’amour est l’exemple le plus dense, le plus connu, de la capacité créatrice d’un rapport « vrai » à un autre sujet humain. C’est le contenu de la vérité amoureuse : le fait de créer un monde, non dans l’expérience fermée d’une seule conscience, mais dans l’expérience dialectique d’une relation inventive à un autre sujet. Cela fait de l’amour un paradigme du traitement de l’altérité en général, ce qui concerne aussi bien la politique, notamment le communisme. Je ne cache pas, dans mes textes sur l’amour, que l’amour est aujourd’hui menacé. Mais il s’agit précisément de lutter contre cette menace, et de dire, avec Rimbaud : « l’amour doit être réinventé ».
8-Is there still a possibility to talk about La vraie vie (as the title of your book states) while we are in a post-truth world?
AB. Nous ne sommes aucunement dans un monde « post-vérité ». Nous sommes dans un monde qui tente de s’unifier autour du marché mondial capitaliste, tout en dissimulant au maximum sa propre nature, férocement inégalitaire. Un monde qui se prépare à une nouvelle guerre pour savoir quel nouvel Etat pourra prétendre à l’hégémonie mondiale, rôle joué depuis la dernière guerre mondiale par les USA. Tout ce mensonge organisé sur la vraie nature du monde contemporain, avec les discours occidentaux sur la « démocratie », et les « droits et l’homme », et autres fariboles, doivent être replacés, justement, dans leur vérité : un monde injuste et dangereux, dont il faut arracher la direction et l’organisation à une oligarchie pour laquelle n’existe que la loi du profit maximum. L’apparence d’un monde « post vérité » résulte de ce que le discours dominant, tissé de mensonges énormes, a pour le moment, depuis la fin des communismes d’Etat, le sentiment d’être victorieux. D’où notre devoir le plus absolu : faire revenir, dans les conditions du présent, à la fois le bilan du passé, notamment celui des communismes d’Etat, et la nouvelle vision égalitaire dont nous sommes les porteurs. On assistera alors à une magnifique résurrection d’un monde plus vrai que tous ceux qui l’ont précédé.
9- In your lecture you presented at the Painting Center in New York in 2003 entitled “Fifteen Theses on Contemporary Art”, you clarified the boundaries and features of art that can be described as contemporary art. It also tried to develop a set of values and theses through which contemporary art can operate freely outside the rules of the empire and be in a position against its rules “Art can challenge the empire, or even break its influence, when it is concerned with the truth.” Is this not considered a kind of Romanticism also in the perception of contemporary art, especially as consumer art appeals to people?
AB. L’influence de l’art a toujours été importante au niveau de la pensée politique, même quand le peuple n’avait qu’un accès très limité à son existence proprement créatrice. Il y avait les églises et les cathédrales, la musique militaire et funèbre, les portraits de famille, les romans publiés en feuilleton, y compris les plus remarquables, les orchestres populaires…Et tout cela était influencé, transformé, par les inventions des grands artistes. C’est pourquoi je maintiens que l’art, quand il saisit la vérité de son temps (« when it is concerned with the truth »), possède une puissance idéologique bien réelle. Je ne crois pas qu’il s’agisse de « romantisme », mais d’un art inscrit dans une conscience réelle de son contexte politique.
10- Your victory for minorities and your opposition to racism are issues present in many of your activities, how do you see the relationship between the struggle against racism and the struggle against capitalism?
AB. Le problème est de ne jamais séparer les deux luttes. Chaque fois qu’on isole le combat anti-raciste, qu’on le sépare de la lutte anticapitaliste, on finit pas admettre l’importance des prétendues « races », et plus généralement l’importance des identités du genre « être noir », « être français », « être caucasien »…La lutte communiste et internationaliste n’accorde aucune importance aux identités de ce genre. Elle n’a qu’un seul sujet stratégique : l’humanité toute entière. Dans le « Manifeste du Parti communiste », Marx indique de façon très précise que l’action des militants communistes dans les mouvements populaires doit viser, entre autres choses, à ce que les identités, notamment nationales, mais évidemment aussi « raciales », disparaissent de la pensée active et de l’idéologie de ces mouvements. On combat le racisme en affirmant qu’en politique, les « races » n’ont aucune importance, voire même aucune existence. J’ajouterai : les « genres » non plus. Les femmes, dans la politique communiste, sont strictement les égales des hommes, et il n’y a pas et il ne peut pas y avoir, en politique, une « identité » féminine. La « question des femmes » peut exister, mais elle doit se rapporter à l’organisation générale de la société, et non pas être séparée du combat commun contre cette organisation.
11- Every time capitalism faces a big crisis, some predict its collapse, at least in part, but surprisingly it comes back stronger than before, this happened in the global crisis in 1929 and in 2008. Some intellectuals rushed to declare its fall with pandemic COVID-19. But the apparent fact is that the capitalist regime is a highly stubborn, solid regime. And every time we think it will collapse, it rises again stronger and more violent. To realize the truth of this statement one only needs to recall the speed and decisiveness with which the representatives of global finance, overcoming the many differences among them, mobilized the resources of their governments to tackle the financial crisis of 2008–2009. Is the communist thesis still effective in the face of this stubborn regime?
AB. L’analyse marxiste du capitalisme montre que les « crises » sont une modalité d’existence et de survie du capitalisme lui-même. Ce sont des moments où, en particulier, la concentration du Capital (une loi fondamentale) prend un nouvel élan. Ajoutons que si la crise s’avère trop difficile à surmonter, il y aura toujours la possibilité d’une guerre générale : la destruction d’une masse énorme de capital fixe relancera alors l’économie, sous la forme d’une reconstruction. La crise des années 29-30 a en réalité été surmontée par la seconde guerre mondiale : ce n’est qu’à partir de 1945 que l’économie des USA a retrouvé l’élan des années vingt, et partout dans le monde occidental et capitaliste avancé, on a eu, entre 1950 et 1980, ce qu’on appelle aujourd’hui les « trente glorieuses », à vrai dire, les « trente glorieuses du capitalisme impérial moderne ». Il n’y a pas d’auto-destruction du capitalisme sous la forme de « crises ». Seule l’existence d’un fort courant politique de type communiste peut travailler à ce que survienne un véritable effondrement de l’ordre bourgeois. C’est ce qu’ont montré les expériences russe et chinoise. Dans les deux cas, remarquons-le, c’est la guerre mondiale pour l’hégémonie des bourgeoisies nationales les plus importantes, combinée avec l’existence de puissants partis communistes, qui a ouvert la voie au communisme d’Etat que nous avons connu, et qui a achevé, à partir des années quatre-vingt, ce dont il était capable. Il faut relayer cette expérience par la construction et l’organisation d’un communisme nouveau, et non pas s’imaginer à tout instant que le capitalisme va mourir de sa belle mort.
12–There is an important challenge to Marxism in the future, which is represented in the absence of the worker himself, or maybe the absence of work in the traditional sense; I mean automation. Maybe that is what Marx expected in Grundrisse, but will this state help capitalism or help increase pressure upon it with the increase in unemployment and the expansion of the gap between classes?
AB. Jamais la concentration du capital et les inégalités n’ont été, à échelle mondiale, aussi considérables et violentes. Même dans les métropoles occidentales impérialistes, la durée du travail demeure très élevée, alors qu’il y a des quantités de chômeurs. Toutes sortes de petits emplois mal payés et précaires remplacent en Occident les grandes usines, qui ont été « exportées », en Asie ou en Afrique, là où la force de travail est abondante et très mal payée. Mais ces « petits emplois » sont des emplois ouvriers, dont le Capital extrait de la plus-value. Ils sont seulement organisés par les grandes concentrations sous la forme de la sous-traitance, de façon à ce qu’ils soient dispersés et impuissants face au patronat réel. Cette situation appelle à l’évidence une traduction politique, à échelle mondiale, en termes de militantisme communiste renouvelé. La situation ne paraît favorable à l’oligarchie bourgeoise que parce que les classes populaires sont totalement divisées et désorganisées, suite à l’effondrement de l’hypothèse communiste sous sa forme périmée, celle du communisme d’Etat. Nous devons faire une vaste propagande sur le thème : la situation n’est pas mauvaise en soi, c’est nous, et notamment nous les intellectuels, qui devons, comme le firent Marx et Engels après l’échec sanglant des révolutions des années 1840, réinventer la politique communiste. Entre le Manifeste de Marx et la victoire des bolcheviques sous la direction de Lénine, il y a eu soixante-dix ans de réaction dominante et de trahison social-démocrate. Entre l’échec en Chine du dernier grand mouvement communiste, la Révolution Culturelle, et aujourd’hui, il y eu moins de cinquante ans de réaction bourgeoise à échelle mondiale. Il faut nous habituer à la longueur de l’Histoire réelle, et travailler dans la direction émancipatrice quelles que soient les difficultés conjoncturelles.
13 – Finally, what are your interests at the moment? And are you still writing for theater? What work do you wish to write now?
AB. J’écris pour le moment une sorte d’autobiographie, centrée sur mon expérience politique, de mon enfance pendant la seconde guerre mondiale, à la contre-révolution installée d’aujourd’hui, en passant par les fortes années soixante et soixante-dix. Ce livre a pour titre : « Mémoires d’outre-politique ». Je pense qu’un tel document personnel pourra servir aux générations qui viennent.